Ford Pinto, voilà une idée qu’elle est pas bonne, quoique…

La Ford Pinto est peut-être le cas le plus célèbre du « produit à ne pas faire ». On l’a retenue pour sa forte propension à prendre feu. Retour sur ce cas d’école du système médiatico-judiciaire américain, et débunkons quelques idées reçues.

 

Un produit nouveau, en bien des points

Présentée en septembre 1970, la Ford Pinto se voulait innovante pour le constructeur sur son marché national. Développée en seulement 25 mois, une prouesse à l’époque, elle est la première Ford américaine de la catégorie des subcompactes. Son cahier des charges, décidé par Lee Iacocca est simple, moins d’une tonne, moins de 2000$, ce qui pousse les économies d’échelle. Elle se veut l’équivalent sur le nouveau continent de la Ford Escort. Elle en reprend d’ailleurs le bloc Kent pour la version d’entrée de gamme. Toutefois ce n’est pas la fiche technique de cette propulsion à moteur avant qui nous intéresse, mais un détail architectural. La Ford Pinto a son réservoir installé entre le train arrière et le pare-chocs, une hérésie de nos jours.

La Pinto n’aura nécessité que 25 mois de développement, soit presque un an et demi de moins que la moyenne de l’époque

Un flou normatif

Avant de taper directement sur Ford, remettons-nous dans le contexte normatif de l’époque. La première norme fédérale concernant la sécurité des circuits de carburant est apparue en 1967. La section 301 des Federal Motor Vehicle Safety Standards ne prend en compte que les chocs avant. C’est sur cette norme que se base le développement de la Ford Pinto. Malheureusement, en janvier 1969, soit plus de 18 mois après le début du projet, la norme est modifiée pour inclure un choc arrière. Ce dernier est basé sur un impact à 20 mph (32km/h) contre une barrière non fixée. Pire encore, en août 1970, au moment où la fabrication de la Ford Pinto commence, la norme est renforcée en utilisant une barrière fixe. Dans cet imbroglio assez flou concernant les dates de mise en application, la direction de Ford décide de s’en tenir à la norme « barrière libre » à l’horizon… 1973.

Cette même année, Ford lance un audit interne analysant les coûts et les bénéfices d’une éventuelle campagne de rappel. Ce rapport intitulé Fatalities associated with crash induced fuel leakage and fires (Décès liés à une fuite de carburant ou un incendie liés à un accident), également connu sous le nom de Pinto Memo, fait état d’un coût de rappel estimé à 137 millions de dollars, alors que les statistiques ne justifient pas la nécessité d’un tel rappel. En effet, les estimations sont de 180 décès et 180 blessés graves épargnés, sur une flotte de plus de 12 millions de véhicules.

Quand « tout fout l’camp, ma bonne dame »

Malheureusement, en août 1977, la machine médiatico-judiciaire américaine s’emballe, comme elle sait si bien le faire. Mark Dowie publie un article intitulé Pinto Madness (lien en anglais) dans le magazine Mother Jones. Dans cet article, Dowie n’hésite pas à affirmer que la Pinto est un véritable cercueil roulant pouvant prendre feu à tout instant. Il estime le nombre de victimes dues à son défaut de conception entre 500 et 900, bien plus que les chiffres réels. D’autre part, il prête au Pinto Memo un dessein que n’avaient pas ses rédacteurs. Il sous-entend fortement que le directoire de Ford a intentionnellement prix le choix de payer quelques dommages et intérêts plutôt que d’effectuer une véritable campagne de rappel. Sous une telle pression médiatique, la NHTSA lance alors une enquête sur la Pinto.

Quelques mois plus tard, en février 1978, Ford se voit intenter un procès suite à un accident dans le comté d’Orange en Californie. La Pinto de Lily Gray cale sur la voie du milieu de l’autoroute et se fait percuter par le véhicule qui la suivait. Lily Gray décède suite à ses blessures mais son passager, mineur, Richard Grimshaw est grièvement brûlé. L’accusation s’appuie sur l’article de Dowie et présente le Pinto Memo en tant que preuve à charge, clamant que Ford était au courant et ne se souciait pas des vies humaines. Le verdict du jury est sans appel : 125 millions de dollars de punitive damages (une peine largement surdimensionnée afin de dissuader quiconque de se retrouver dans la même situation, spécifique au droit américain), presque 3 millions de dommages et intérêts pour Richard Grimshaw et enfin un peu moins de 700 000 dollars pour la famille de la défunte.

Ford cède à la pression publique

En mai 1978, face à la pression médiatique, la NHTSA conclut que le système de carburant de la Pinto est défectueux, et convoque Ford à une audition publique en juin. Le constructeur avait déjà lancé une campagne de rappel volontaire en début d’année. Toutefois, quelques jours avant l’audition, Ford rappelle 1.5 millions de Pinto (et Mercury Bobcat), le plus grand rappel jamais effectué à l’époque. Malgré le désaccord entre Ford et la NHTSA quant à la pertinence du rappel, le constructeur de Dearborn lance sa campagne afin de calmer les esprits, sans grand succès, devant se défendre dans 117 procédures.

 

La Ford Pinto, un produit loin d’être si dangereux.

Plusieurs choses sont à prendre en compte dans cette affaire.

Comme dans beaucoup d’affaires de ce genre aux USA, les médias ont eu un grand impact. Dowie utilise l’estimation des « pertes » incluse dans le Pinto Memo, pour justifier le rôle de « grand méchant » de Ford. Il pointe également les tiges filetées dépassant du différentiel comme une économie d’échelle faite au détriment de la sécurité. Cette pratique était pourtant commune à TOUS les constructeurs américains dans cette catégorie, de même que le positionnement du réservoir. D’ailleurs, si vous vous penchez en détail sur une AMC Gremlin, vous verrez que l’espace séparant le réservoir du pare-chocs arrière ou celui le séparant du différentiel sont encore plus petits.

D’autre part, cette affaire a eu un tel retentissement aux USA qu’on l’étudie encore dans les universités. Le professeur de droit Gary Schwartz s’est penché en profondeur sur le sujet en 1991. Ses conclusions vont à l’opposé de tout ce que l’opinion publique a retenu. Il les a réunies dans un dossier de 56 pages, intitulé The Myth of the Ford Pinto Case.

Premier « détail », la NHTSA a eu recours à une voiture bélier pour le test amenant au rappel. Pire encore, l’avant de cette voiture était lesté et les phares allumés, histoire de maximiser les risques d’inflammation. Histoire d’en rajouter en terme de spectaculaire, le réservoir de la Pinto était rempli d’essence, à ras-bord, alors que la norme recourrait à un demi réservoir rempli d’un liquide inerte. On est, de fait, très loin de la barrière mobile qui a servi à l’homologation de la voiture.

Les statistiques, quant à elles, sont assez édifiantes. La Ford Pinto représentait 1.9% du parc automobile, durant ses meilleurs années de vente. Elle a représenté sur la même période la bagatelle de… 1.9% des incendies relatifs à un accident de la route. Ce qui en fait une voiture aussi dangereuse que n’importe quelle autre de l’époque. Pire encore, les chiffres avancés dans Pinto Madness ne sont même plus erronés, mais dignes de n’importe quelle fake news contemporaine. En effet, au lieu des 500 à 900 véhicules impliqués, on en retrouve… 27.

 

Au final, la Ford Pinto est restée dans les mémoires en tant qu’archétype des choses à ne pas faire. Pourtant, avec le recul, il apparaît qu’elle n’a été que le bouc-émissaire d’une époque, sur un marché qui n’a pas anticipé l’arrivée de nouveaux concurrents, moins chers et mieux finis. Elle résume à elle seule toute l’étendue du déclin des Big Three (Ford GM, Chrysler), qui mettront bien des années à se relever.

 

Pierre

Tombé dans la marmite automobile dès le plus jeune âge, cela fait maintenant quelques années que j'essaie de partager mes expériences et connaissances sur internet. Les Flous du Volant me permettent d'aborder des sujets un peu plus transversaux que les sujets que je couvre auprès de certains confrères.

2 réflexions sur “Ford Pinto, voilà une idée qu’elle est pas bonne, quoique…

  • 20 octobre 2018 à 11 h 54 min
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    Il est clair que l’article « Pinto madness » est lourdement a charge mais reste compréhensible vu l’historique, et faut admettre que Laccocca était connu pour être un requin de la pire espèce, j’imagine tout a fait ce mec virer le clampin qui aurait eu l’outrecuidance de l’avertir du risque de rupture du réservoir…

    Après je me perds dans les chiffres la, les estimations de blessés/mort pour le Pinto mémo donne a peu près 400 personnes, l’article annonce entre 500 et 900, Ford se retrouve engluer dans 117 procédures mais il n’y aurait eu que 27 véhicules impliqués ?? Soit il en manque soit c’était de sacrée belles explosions…

    Oh et petite coquille mon ami, problème de compréhension dans un paragraphe, juste après « la Ford Pinto un produit loin d’être si dangereux », dernière phrase:  » vous verrez que l’espace séparant le réservoir du pare-chocs arrière ou celui le séparant du réservoir sont encore plus petits. » Heuuu…wut ???

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    • 20 octobre 2018 à 12 h 39 min
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      Effectivement, je me rends compte que les chiffres sont présentés de manière un peu confuse (mea culpa).

      Le Pinto Memo estime à 400 personnes blessées/décédées pour le temps moyen d’exploitation de la voiture.
      Pinto Madness déclare entre 500 et 900 victimes à la date de parution de l’article, alors que les archives de la NHTSA en montrent 27 à cette même date.
      Et effectivement au global, ce seront 117 procédures qui seront lancées contre Ford au sujet de la Pinto.

      Quant à la coquille, je vais corriger de ce pas !

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